https://www.revue-ballast.fr/iran-un-an-apres-le-soulevement-de-novembre-2019/
« Nous protestons contre des problèmes qui font
partie d’un système global. Nous avons atteint un niveau de crise tel que le
système ne peut plus les contenir », a dit un manifestant au milieu du soulèvement
chilien. La même chose peut être dite par celles et ceux qui sont sortis
des profondeurs de l’enfer social, en Iran : ils en avaient assez de la
République islamique dans son ensemble. À l’instar des prolétaires qui ont
façonné la vague mondiale des luttes en 2018–2019 — en Algérie,
au Liban,
au Soudan, au Chili ou
encore en France avec les gilets
jaunes —, celles et ceux qui ont participé au soulèvement iranien de
novembre sont parvenus à la conclusion que leur avenir dépend de la mise à bas
d’un système qui se reproduit par l’exploitation, la pauvreté de masse et la
marchandisation des moyens de vie les plus élémentaires. Ceci posé, la crise à
laquelle la République islamique d’Iran se voit actuellement confrontée ne peut
être simplement attribuée à une « crise de légitimité ». Les
sanctions étasuniennes n’en sont pas non plus l’unique cause. Il s’agit plutôt
d’une crise de « gouvernementalité », c’est-à-dire d’une crise
socio-économique, politique et idéologique — aggravée par les conséquences du
réchauffement climatique et la crise épidémiologique du Covid-192.
La République islamique d’Iran ne peut que recourir à la
violence pour faire taire les millions de personnes privées de droits
démocratiques fondamentaux et des moyens élémentaires de reproduction sociale
(logement, santé, éducation, emploi, air respirable, eau potable…). La
répression brutale du soulèvement de novembre 2019 a mis en lumière à la fois la
profondeur de la crise et le degré de radicalisation de la jeunesse, dont
l’existence sociale est devenue de plus en plus insupportable. Dans certaines
villes, et en particulier celles habitées par des « minorités »
ethniques racialisées telles que les Arabes ou les Kurdes, les chars du
gouvernement ont roulé dans les rues tandis que les forces gouvernementales
affiliées utilisaient des mitrailleuses lourdes de type DShk3.
Bien que la République islamique d’Iran tire son origine de
la violence inhérente à tout projet de gouvernement et continue de dépendre
structurellement de la violence propre à tout régime autoritaire, la répression
du soulèvement de novembre s’est avérée aussi choquante que sans précédent — du
moins, depuis la consolidation complète du pouvoir à la suite de la guerre Iran-Irak en
1988. Au regard de la nature inédite de cette violence étatique, la situation
actuelle ressemble de plus en plus aux premiers temps de la République
islamique d’Iran (1979–1988) : la violence d’État systématique était alors
utilisée comme moyen d’établir le régime. En d’autres termes, le pouvoir des
« révolutionnaires » islamistes n’aurait pu être consolidé sans la
guerre ethnonationaliste déclarée par Khomeiny contre les
« minorités » ethniques — comme les Kurdes, les Arabes et les
Turkmènes —, sans la guerre patriarcale lancée contre les femmes et leur corps
(le plus évident : le hijab obligatoire)
et, bien sûr, sans le massacre de milliers de dissidents politiques dans les
prisons durant la première décennie de l’ère post-révolutionnaire. Le
« retour » actuel de cette ère antérieure s’exprime le plus nettement
dans les images et les vidéos qui montrent la police en train de tirer sur la
poitrine et la tête de manifestants au cours du dernier soulèvement, ainsi que
dans les exécutions de personnes « ordinaires » au cours des mois qui
ont suivi. Ceci dans un contexte où la base de soutien du mouvement avait
considérablement diminué par rapport à ses premiers jours.
La révolution ne sera pas télévisée
La République islamique d’Iran fait l’objet de
soulèvements massifs à un rythme chronique — chaque mobilisation s’avouant plus
conflictuelle que la précédente. Le soulèvement de novembre en 2019 était
autrement plus étendu et « militant » que celui
de 2017–2018, lorsque les étudiants de gauche exprimèrent à Téhéran, pour
la première fois, un refus du système dans son ensemble :
« Réformistes, extrémistes, le jeu est terminé ! » Plus important
encore, la République islamique d’Iran est confrontée à des luttes et des
mouvements de plus en plus nombreux de travailleurs, d’étudiants,
d’enseignants, de retraités, de femmes et de minorités ethniques et
religieuses. Ces deux « niveaux » de lutte — le soulèvement spontané
de masse et les formes plus organisées de résistance — sont interdépendants. Le
premier a radicalisé le second, le rendant plus politique qu’auparavant. Ainsi,
les revendications de certaines parties de la classe ouvrière se sont écartées
de l’amélioration des conditions de travail, des salaires et de la
dé-privatisation pour se tourner vers la gestion autonome des usines et des
alternatives radicales4.
« La République fait l’objet de soulèvements massifs
à un rythme chronique — chaque mobilisation s’avouant plus conflictuelle que la
précédente. »
Malheureusement, les effets écrasants de la crise et la
subjectivité politique des opprimés sont sous-représentés, ou mal représentés,
dans les médias — notamment occidentaux. En ce qui concerne l’action politique,
ce n’est qu’à travers la figure de l’activiste des droits de l’Homme que les
récits de subjectivités politiques y trouvent leur chemin. Pendant ce temps,
les médias mainstream déforment bien souvent la crise en la présentant comme le
produit des sanctions étasuniennes ; en réalité, en Iran, le
néolibéralisme est structuré par la corruption systématique de son oligarchie
dirigeante « rentière » ainsi que par l’intégration de son économie
au capitalisme mondial. Cela ne veut pas dire que les sanctions économiques
imposées aient été insignifiantes, ni qu’il faille sous-estimer leurs effets
extrêmement destructeurs et négatifs sur des millions de vies en Iran : au
contraire. L’ensemble actuel de sanctions économiques a non seulement
privé les gens de l’accès aux médicaments de base pour les maladies chroniques,
mais également contribué efficacement à la dépression croissante du rial [monnaie
iranienne, ndlr] sur le marché mondial. Les sanctions économiques ont sans
conteste intensifié la crise, mais elles ne peuvent être considérées comme sa
condition fondamentale et sa cause ultime. Malgré cela, la stratégie
idéologique de la République islamique d’Iran pour justifier la crise économique
est de présenter tous les problèmes « intérieurs » comme des
problèmes « géopolitiques » — comme provenant, donc, de l’extérieur
de l’Iran et résultant des actions entreprises par ses ennemis impérialistes.
Pseudo-anti-impérialisme
Malgré la menace bien réelle et réactionnaire
posée par les puissances impérialistes, ce que la gauche internationaliste
doit examiner sérieusement, c’est la prétention de la République islamique
d’Iran à être un État « anti-impérialiste ». Depuis la
Révolution de 1979, les classes dirigeantes iraniennes ont acquis une
légitimité grâce à un discours manipulateur « anti-impérialiste » par
lequel les interventions géopolitiques des Gardiens de la Révolution dans la
région sont justifiées comme un moyen de dissuasion contre l’impérialisme
américain et ses alliés (en particulier Israël et l’Arabie saoudite). Ce
discours a pris un nouvel élan après les atrocités impérialistes américaines en
Irak et en Afghanistan, et l’intensification consécutive des rivalités
géopolitiques dans la région. C’est cette propagande de longue date qui a
trompé certaines fractions de la gauche mondiale, en les transformant purement
et simplement en partisans de la République islamique d’Iran5.
Les pseudo-anti-impérialistes de gauche ferment les yeux sur
la répression politique et la dépossession des peuples à l’intérieur de l’Iran,
ou bien ils reconnaissent les problèmes « internes » mais les minimisent
activement en soutenant que « l’axe de la résistance » [l’axe
Iran-Irak-Syrie-Hezbollah, ndlr] a la « priorité » sur les
antagonismes « internes » en Iran — comme si la République islamique
d’Iran était une véritable force anti-impérialiste6… Ces
pseudo-anti-impérialistes formulent le problème de façon faussement
binaire : soit nous devons choisir le camp de l’Iran, d’Assad, du
Hezbollah et de la Russie-Chine, soit nous sommes confrontés à l’Empire global
des États-Unis et de ses alliés. Ils passent sous silence les interventions de
la République islamique d’Iran en Irak, au Liban, en Palestine, en Syrie et au
Yémen, qu’elles soient directes ou indirectes, à travers son soutien militaire,
économique et idéologico-politique aux forces réactionnaires — telles que
les Hachd
al-Chaabi [milices irakiennes à majorité chiite, ndlr], le
Hezbollah, le Hamas, Assad et les Houthis [mouvement
armé yéménite, ndlr]. Les pseudo-anti-impérialistes s’opposent à
l’impérialisme américain en défendant sans position critique les
interventions régionales de la République islamique d’Iran.
Il ne s’agit pas de « choisir » entre deux
monstres, mais bien plutôt de trouver une « troisième voie » à même
de dépasser ce faux dualisme. La révolution
d’octobre en Irak et les luttes actuelles en Iran ouvrent la voie à
une telle alternative, en rejetant à la fois la République islamique d’Iran et
ses mercenaires, d’une part, et les États-Unis, de l’autre. Si la gauche croit
en l’internationalisme, alors le masque « anti-impérialiste » doit
être ôté du visage de la République islamique d’Iran. Cela peut être fait en
portant la voix des luttes à l’intérieur de l’Iran et en dénonçant les
atrocités du régime dans la région, et en s’opposant, simultanément, à
l’impérialisme mondial des États-Unis, de la Chine et de la Russie.
- L’amnistie
a fait état de 304 personnes mais Reuters avance
le chiffre de 1 500.↑
- Voir,
à ce propos, l’interview
de deux camarades anonymes iraniens.↑
- Cela
s’est produit à Mahshahr, une ville majoritairement arabe de la province
du Khuzestân, au sud de l’Iran, qui possède un site pétrolier stratégique
clé. Les manifestants ont bloqué la route principale menant à ce site. Un
autre exemple est une vidéo publiée sur les réseaux sociaux : elle
montre la milice Bassidji en train de tirer sur les manifestants kurdes à
Javanrood, une ville kurde de la province de Kermânchâh.↑
- L’usine
de traitement de la canne à sucre Haft Tappeh, dans la ville de Shousha,
est emblématique de ce mouvement : après des années de lutte pour le
paiement de leurs salaires, les travailleurs et les travailleuses ont
lancé une grève en novembre 2018 pour réclamer l’autogestion de l’usine.
Malgré une sévère répression, leur mobilisation se poursuit. Au printemps
2020, ils lanceront une grève de plus de 50 jours pour demander le
paiement de leurs salaires, et continueront de réclamer l’autogestion de
l’usine [ndlr].↑
- Voir,
par exemple, l’article
catastrophique publié sur une plateforme française de
« gauche radicale », dans lequel le général Soleimani est
présenté comme un « héros » combattant contre Daech et les
forces impérialistes dans la région.↑
- À
propos des discussions qui ont lieu au sein de la gauche anticapitaliste
française, voir, par exemple, cette
tribune de syndicalistes CGT. Ou la lettre de La
Chapelle Debout et la Cantine syrienne, adressée au Collectif Ni États de
guerre ni états d’urgence [ndlr].↑
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